7
« J’assure le Comité qu’il ne m’a pas été possible de distinguer l’endroit où je me suis trouvé ni l’identité des conspirateurs qu’il m’a été donné de rencontrer au cours de cette nuit-là… »
Sénart ouvrit les yeux et considéra d’un regard embrumé les dernières lignes du rapport qu’il avait écrit. Vadier en serait-il satisfait ? Pour l’instant, il s’en moquait éperdument, ayant quelque peine à reprendre pied avec la réalité.
Il se redressa avec difficulté. Quelque chose bougea à l’extrémité de son champ de vision. Il tourna brusquement la tête et resta un instant immobile devant le spectacle qui s’offrait à lui.
Marie-Adélaïde était couchée sur son lit de camp, la couverture avait glissé, laissant apparaître une bonne partie de sa nudité. La lumière du jour naissant s’attardait sur ses courbes. Pourtant, il n’éprouva nul désir. Juste une sorte de trouble devant la fragilité de la jeune femme. Et puis il distingua l’expression de son visage.
Elle rêvait et s’agitait dans son sommeil. Sa figure exprimait une grande souffrance. Il resta longtemps à la contempler ainsi, ne sachant que faire. Puis quelqu’un frappa à la porte, rompant le charme. Elle ouvrit les yeux.
— Quelle date sommes-nous ? Je t’en prie, dis-moi la date !
Elle avait parlé d’une voix rauque, comme une vieille femme.
Il ne put que bredouiller :
— Je crois que nous sommes le 15 prairial…
— Quelle année ?
Elle avait presque crié cette dernière question.
— Euh, an II.
Mais aussitôt, elle se reprit et ouvrit de grands yeux étonnés comme surprise par sa propre question.
« Elle devait encore rêver », se dit-il.
On frappa à nouveau :
— Citoyen Sénart.
« Vadier ! Il ne doit pas la voir là. »
Il se leva précipitamment et courut vers la jeune femme.
— Dissimule-toi sous ces couvertures et ne bouge pas ! lui chuchota-t-il.
Puis il se dépêcha d’aller ouvrir. On ne faisait pas attendre Vadier.
La porte s’ouvrit et le conventionnel apparut, encadré de Duglas et de Lepoulet qui l’accueillirent avec un regard mauvais.
— Alors, citoyen, tu dormais ?
Le maître du Comité de sûreté générale ne semblait pas de très bonne humeur.
— J’aurais aimé avoir de tes nouvelles hier soir !
Le jeune homme tenta de reprendre ses esprits : chercher à s’excuser n’aurait fait que compromettre encore sa position.
— Désolé citoyen, mais je suis rentré fort tard cette nuit. En revanche – il désigna le volumineux cahier sur le bureau –, j’ai pu consigner tout ce à quoi j’ai assisté.
Le Grand Inquisiteur changea immédiatement d’expression.
— Ah ! je retrouve bien là mon fidèle secrétaire rapporteur. Toujours prêt à noircir du papier. Voyons un peu cela.
Il s’installa à la place que le jeune homme occupait un instant plus tôt et entreprit de lire le cahier avec la plus grande attention.
Duglas et Lepoulet qui tenaient leurs piques bien en évidence s’étaient postés de chaque côté de la porte, empêchant toute sortie. Sénart se sentait mal à l’aise, jetant de temps à autre un regard inquiet sur le lit de camp. La jeune fille ne bougeait pas d’un pouce et retenait vraisemblablement sa respiration. Mais qui sait si l’une des deux brutes n’aurait pas la mauvaise idée d’aller s’y asseoir. Soudain, son cœur s’arrêta de battre. Sur une chaise au fond, à côté de la fenêtre, la jeune femme avait disposé ses vêtements. Le bureau les cachait aux yeux des deux séides, mais si Vadier se retournait…
Pour l’instant, l’homme semblait passionné par le rapport.
— Hum, remarquable… Voilà qui est très intéressant... Ça par exemple, je ne l’aurais jamais imaginé…
Et il ponctuait sa lecture de nombreux commentaires de la sorte.
Pour finir, il fit le geste de fermer le registre puis se ravisa et en arracha les pages écrites par Sénart.
— Voilà qui ne doit pas tomber entre toutes les mains, notamment dans celles du Comité de salut public. Vous deux, laissez-nous !
Duglas et Lepoulet se retirèrent de mauvaise grâce avec un regard noir à destination du secrétaire rédacteur. Sans doute avaient-ils largement rapporté sa conduite étrange de la veille et avaient-ils espéré le voir déchu, voire condamné.
Sitôt la porte fermée, Vadier se leva et parla à voix haute.
— Jeune femme, veux-tu te lever, ce n’est vraiment pas une position digne de la Sibylle de la Révolution ! Ne crains rien, le citoyen Sénart et moi-même regarderons ailleurs tant que tu ne seras pas décemment vêtue !
Le jeune homme rougit. Le Grand Inquisiteur avait remarqué les vêtements en entrant. Il ne pouvait en être autrement. D’ailleurs, l’autre lui jeta un regard goguenard tandis que derrière eux ils entendaient quelques pas mal assurés ainsi que des bruits d’étoffe qu’on froissait.
— Voilà, je suis prête.
— Parfait.
Vadier se retourna et alla saluer la demoiselle, maintenant rhabillée, avec une parfaite révérence. Ensuite, il se rassit devant le bureau et s’adressa à eux deux.
— Je dois vous dire tout d’abord, cher Sénart, et toi mon estimée Sibylle que je suis tout à fait satisfait des débuts de votre enquête. Vraiment, dès le premier jour, lever un nid de contre-révolutionnaires, me trouver le nom d’un suspect et me rapporter toutes ces précieuses informations avec un tel luxe de détails, voilà qui est tout à fait remarquable.
— Je m’excuse, citoyen, mais en vérité je serais incapable de te guider jusqu’au lieu où ces gens m’ont mené. Mes yeux étaient sous le bandeau. D’autre part, si nous avons le nom de Saint-Germain, cette information semble peu crédible tellement le personnage paraît fantasque et insaisissable. Enfin, nous ne savons même pas où il se trouve présentement.
Vadier fit un geste d’apaisement dans sa direction.
— Allons, tout cela n’a pas beaucoup d’importance. Cette loge, nous la trouverons, et vite. Le champ de nos recherches se trouve, grâce à vous deux, considérablement réduit. Quant à Saint-Germain, je pense avoir une idée de l’endroit où le trouver. Qu’en penses-tu, chère Sibylle ?
Pour la première fois, la jeune femme parla. Elle avait retrouvé toute son assurance :
— Sans doute la même chose que toi, citoyen. Il est des lieux où il se produit des choses étranges.
Vadier approuva :
— Exact. Le Comité a appris que certains soirs, autour de la tombe du grand Jean-Jacques, se réunissaient d’étranges assemblées. On parle de pierre philosophale, de diamants à profusion, d’immortalité. Rien de vraiment sérieux, il faut bien que les esprits faibles et contre-révolutionnaires oublient un instant la mort inévitable qui les attend en ces temps de purification républicaine. Vous vous y rendrez le plus rapidement possible.
Il parlait de la tombe de Jean-Jacques Rousseau. Robespierre avait récemment décidé de transporter ses restes au Panthéon et la Convention avait approuvé ce projet. Où était-il enterré déjà ? Mais oui ! Ce jardin extraordinaire conçu à partir des visions du grand philosophe. Il était à Ermenonville, soit à douze lieues de Paris.
Vadier leva la tête :
— Tu m’as compris, citoyen. Tu te rendras là-bas dès ce soir avec ta charmante et si judicieusement perspicace compagne. En toute discrétion, bien entendu. Il est hors de question qu’on repère en toi le secrétaire rédacteur. Tu changeras d’habit. Prends quelque chose d’élégant, les gueux ne fréquentent pas ces jardins.
Et il ajouta en pouffant, comme s’il s’agissait d’une bonne plaisanterie :
— Tes deux fidèles gardes du corps t’accompagneront, mais en retrait. Ils n’interviendront qu’au moment judicieux. Ne t’inquiète pas pour cela.
Ainsi, Vadier ne lui faisait confiance que jusqu’à un certain point. D’ailleurs, en se relevant, le conventionnel lui jeta un regard perçant.
— Ne me déçois pas, citoyen, j’ai placé beaucoup d’espoirs en toi et je déteste me sentir lésé. Tu sais combien il est facile d’être dénoncé et de se retrouver devant ses bourreaux. Va, maintenant, et tiens-moi étroitement informé des suites.
La voiture menée par quatre chevaux avait voyagé la plus grande partie de l’après-midi sur la route d’Ermenonville. L’équipage ne possédait aucun signe distinctif car il fallait agir discrètement. Même Lepoulet et Duglas avaient dû renoncer à leurs bonnets rouges et à leurs piques. Ils avaient revêtu des tenues de cocher avec la plus mauvaise grâce.
À l’intérieur, alors qu’ils longeaient le bois de Saint-Laurent, Sénart contemplait avec inquiétude la campagne picarde. À ses côtés, au contraire, Marie-Adélaïde manifestait un enthousiasme et une joie de vivre qui lui paraissaient tout à fait déplacés. Tous deux aussi avaient dû se déguiser ; la jeune femme les avait menés jusqu’à son petit appartement au 5 de la rue de Tournon. Là, au rez-de-chaussée, au fond de la cour, il avait découvert un panneau « Bureau d’écrivain public », avec sur une plaque inscrit : « Cabinet de correspondance ». Une affiche avait été placardée par-dessus avec un drapeau bleu blanc rouge : « Fermé jusqu’à nouvel ordre. Par ordre du Tribunal révolutionnaire. » Elle se contenta de soulever délicatement le cachet de cire sur la porte et d’entrer.
— Ce n’est donc pas un cabinet de voyante que tu tiens.
Elle haussa les épaules.
— Ce genre d’activités est interdit. Il faut donc trouver des subterfuges. Viens.
Il obéit. L’intérieur de l’échoppe était modeste mais aménagé pour recevoir sa clientèle de crédules. Teinture rouge sombre, symboles mystérieux dessinés sur les murs ou sur le plancher, vieux grimoires prétendument ésotériques, simple tabouret à trois pieds pour la maîtresse des lieux, amples fauteuils de style oriental pour recevoir, table recouverte de cartes de tarots, d’un crâne de mort, d’un sablier et de nombreux objets funestes : rien n’était laissé au hasard pour plonger le visiteur dans la crainte révérencielle de la Sibylle. Elle avait traversé la pièce avec vivacité pour ouvrir une grande malle posée tout au fond.
— Il faut t’habiller en conséquence, citoyen, si tu veux passer inaperçu. Nous ne fréquenterons pas n’importe quelle compagnie ce soir. Voyons ce que j’ai là.
Elle tira du coffre une tenue masculine assez extravagante : pourpoint doré, cuirasse argentée, culotte blanche brodée de lettres grecques. Une ample cape de velours rouge et une perruque à triple rouleaux comme on en portait à l’époque de son grand-père complétèrent cette étrange garde-robe.
— Je ne peux tout de même pas m’habiller ainsi. Ce serait vraiment trop… contre-révolutionnaire !
Elle rit :
— Tu passeras complètement inaperçu de la sorte. Tu n’imagines pas l’effet que produirait ton uniforme révolutionnaire. Va t’habiller derrière ce paravent, je vais moi-même me préparer.
Elle le planta là avec ces frusques qui devaient sortir de l’atelier de costumier de quelque théâtre. Sénart se déshabilla et s’en vêtit avec répugnance. Une glace trônait sur le mur d’en face. Lorsqu’il eut posé la perruque, il s’y regarda et peina à se reconnaître. Il lui semblait être revenu trente ans en arrière, à l’époque où le vieux roi Louis XV recevait Saint-Germain, le charlatan, dans les salons versaillais.
— Mais tu portes très bien l’habit dis-moi, citoyen !
Elle était revenue : vêtue d’une robe bleu nuit à l’antique, prise sous la poitrine, sans justaucorps ni corset, qui moulait de manière indécente son jeune corps et lui donnait l’allure d’une déesse égyptienne. Son ample chevelure sombre avait été relevée en un chignon monumental qui évoquait les anciens modèles grecs. Pourtant, avec son sourire enjoué, elle ressemblait à une adolescente se rendant à son premier bal masqué.
— Je n’ai pas toujours été au service de la Révolution, bougonna-t-il. N’empêche, je persiste à penser que nous en faisons trop.
— Là où nous allons, le « trop » n’existe pas. Le sobre nous ferait repérer comme une verrue sur la face fardée de ton Robespierre. À propos de fard…
Elle s’empara d’une boîte de poudre et s’approcha de lui.
— Allons, ne bouge pas. Laisse-moi faire. Tu te rappelles ce qu’a ordonné Vadier.
Il eut rapidement le visage d’une blancheur d’albâtre et faillit éternuer lorsqu’elle approcha un peu trop la brosse de ses narines.
— Voyons, le chapeau maintenant.
Elle tira de la malle un tricorne surchargé de franges dorées et de verroteries.
— Tu commences à ressembler à un véritable alchimiste.
Ils étaient prêts tous les deux et, dans la glace, leur reflet formait un couple étrange.
— Une fête n’en est pas une sans masque. Allons !
Et elle lui tendit un grotesque accessoire de comédie italienne qui dissimula le haut de son visage. Affublé ainsi, il était méconnaissable. Elle-même se dissimula le visage derrière un voile de dentelle noire.
Ils restèrent ainsi un instant à se regarder dans la glace.
— Ne sommes-nous pas magnifiques ? soupira-t-elle en s’appuyant sur son épaule.
Il tressaillit à ce contact. Dans quel monde étrange l’entraînait-elle ? Il avait l’impression de perdre pied petit à petit.
— J’emmène néanmoins ce pistolet, finit-il par laisser tomber en tirant son arme de son uniforme et en la glissant sous son encombrante cuirasse. Je n’ai aucune confiance en ces gens.
Elle haussa les épaules.
— Comme tu veux, mais les armes ne peuvent rien contre Saint-Germain. Je te rappelle qu’il est censé être immortel.
— C’est ce que nous verrons.
Puis ils étaient ressortis rue de Tournon, où leur allure causa grand émoi. Les deux porteurs d’ordres qui buvaient à une auberge au coin de la rue ne les reconnurent même pas et se mirent à pousser de grands cris lorsqu’ils entrèrent dans la voiture.
— Bande d’idiots, ne voyez-vous pas que c’est moi !
— Que la Faucheuse m’emporte ! s’exclama Lepoulet. À quel carnaval vous rendez-vous donc ?
— À un sabbat infernal, gronda Duglas. Secrétaire rédacteur, j’ai le regret de te dire que le citoyen Vadier n’appréciera pas ce genre de plaisanterie.
— Le citoyen Vadier m’a laissé toute latitude quant à la manière de mener à bien cette mission. Assez discuté ! À Ermenonville.
La voiture remonta donc vers le faubourg Saint-Martin pour quitter Paris.
Le soir ne tombait que tard en cette saison, aussi le ciel commençait tout juste à prendre une teinte rosée lorsqu’ils parvinrent aux alentours d’Ermenonville.
— Où allons-nous ?
— L’accès au parc se fait par le château. C’est là que le maître de ces lieux nous recevra.
— Saint-Germain ?
Elle eut un petit geste d’impatience.
— Non, le vieux marquis René de Girardin a hérité de la demeure et imaginé ces jardins. Il les a faits dans l’esprit de Jean-Jacques Rousseau, qui les a tellement aimés qu’il a souhaité y être enterré… avant que ta Révolution n’ait décidé de l’en sortir pour le transférer au Panthéon. Ce vieux libertin profite encore quelque temps de la présence de son ami.
— Le ci-devant Girardin est un contre-révolutionnaire ! Un jacobin de la dernière heure. Ses agissements font depuis longtemps l’objet d’une surveillance attentive de la part des Comités.
Elle approuva :
— Il croyait en ta Révolution. Certainement plus que beaucoup de députés qui siègent aux côtés de Robespierre et de ses sbires. Mais il a deux gros défauts : l’amour des femmes et cette fascination pour l’occultisme et le mesmérisme qui l’a fait condamner aux yeux de tes supérieurs. Laisse-moi parler et ne dis rien.
Ils arrivèrent en vue du château. Pour les yeux inexpérimentés de Sénart, la campagne avoisinante semblait abandonnée et en friche.
— Ne te fie pas à ton jugement. Ces lieux ont été aménagés dans le but de rapprocher l’homme de la nature. Ah ! nous arrivons.
Le château dressait ses deux tours et sa haute façade devant leur voiture. Sénat remarqua immédiatement que de nombreux équipages étaient stationnés là. Dans la pénombre naissante, à peine éclairée de torches disposées sur la passerelle qui franchissait les douves, il distingua quelques silhouettes excentriques qui se dirigeaient vers l’entrée.
— Allons-y. Laisse tes gardes à l’extérieur, ils ne feraient que nous trahir et compromettre ta mission.
— Vous ne devez pas dépasser cette enceinte, ordonna-t-il aux deux cochers d’occasion. Le mieux serait que vous restiez là à guetter notre retour. N’intervenez que si vous entendez des coups de feu.
Il lut dans le visage des deux porteurs d’ordres suspicion et rancœur. Sans doute ces deux-là ne manqueraient pas d’aller se soûler dans le premier estaminet venu. Il espérait seulement qu’ils n’auraient pas la langue trop pendue et qu’ils n’attireraient pas trop l’attention sur eux.
Enfin, après avoir franchi les larges douves, ils entrèrent dans le château. Sur le seuil, un domestique, masqué lui aussi, leur posa cette mystérieuse question :
— Quel âge avez-vous ?
— Trois ans, répondit la Sibylle avec assurance.
Et ils passèrent.
— Est-ce un signe de reconnaissance ? lui chuchota-t-il.
— Si l’on veut. Trois ans est l’âge symbolique des apprentis.
— Et que se serait-il passé si j’avais dit mon âge véritable ?
— Dans le meilleur des cas, ils nous auraient jetés dehors. Mais il n’est pas à exclure qu’ils préfèrent ensevelir les importuns dans les marais du parc. Girardin est aux abois et il se méfie de tout le monde.
— Mais alors, pourquoi organiser de pareilles fêtes ? Il attire ainsi tous les soupçons.
— Il cherche à élucider un secret, et tous les moyens sont bons pour y parvenir.
— Quel secret ?
Elle lui jeta un regard espiègle par-dessus son voile de dentelle noire :
— Celui que cherchent tous les hommes. Celui de l’immortalité bien sûr !
Entrez !
— Un majordome leur fit signe d’avancer dans un vestibule. Ils obtempérèrent et se trouvèrent face au marquis.
— Voilà les deux jeunes apprentis que l’on m’a annoncés. Ignorez-vous que seuls les maîtres sont admis à ces travaux ? Les maîtres ou les très jolies femmes, ajouta-t-il avec un clin d’œil à Marie-Adélaïde. Dans ce cas-là, vous n’ignorez pas les obligations auxquelles vous tient votre sexe…
Le marquis était âgé. Près de soixante-dix ans sans doute. Sénart ressentit immédiatement une révulsion pour le personnage. Maquillé, poudré, vêtu d’une ample robe de chambre brodée, il leur parlait couché sur un sofa dans une attitude négligée. Contre toute attente, Marie-Adelaïde éclata de rire :
— Marquis, vous ne voudriez tout de même pas me donner en pâture à vos invités.
L’homme se redressa, interpellé :
— Comment ? Mais je reconnaîtrais cette voix entre mille. Ma chère Sibylle, quel plaisir de vous avoir enfin dans mon humble demeure. Il fallait vous faire reconnaître !
Elle s’assit près de lui après avoir retiré le voile qui dissimulait son visage.
— Je voulais une entrée discrète. Alors, marquis, vais-je subir le sort commun de vos invitées ?
Il rit.
— Ça, vous le savez, ma très chère amie, ce n’est pas moi qui décide. Peut-être vous désignera-t-il ce soir, mais peut-être pas. Et votre ami, est-il aussi intéressant que vous ?
Le vieux débauché avait jeté un coup d’œil non dénué de lubricité au jeune homme. Celui-ci détourna les yeux, gêné.
Elle prit la main de leur hôte :
— Vous pouvez avoir toute confiance en lui. Simplement, il ne possède pas toutes les connaissances requises pour rejoindre votre saint ordre. Du moins pas encore…
— Hum, un apprenti… Votre apprenti ! Voilà qui risque de surprendre notre maître. Sibylle, reine des nuits, déesse de la magie, vous ne nous aviez pas habitués à venir accompagnée mais soit, je l’accepte lui aussi. J’espère simplement qu’il saura se tenir… Principalement si notre maître à tous jette son dévolu sur votre charmante personne.
— Je l’ai prévenu. Pouvons-nous maintenant nous rendre jusqu’à l’autel des cérémonies ?
— Certainement, je vous y rejoindrai très prochainement. Je dois encore accueillir quelques frères et sœurs. Vous connaissez le chemin.
Elle se releva et, après une génuflexion ingénue à l’attention de leur hôte, elle fit signe à Sénart de la suivre. Ils sortirent et se retrouvèrent rapidement de l’autre côté du château.
— Que voulait-il dire ?
— À quel propos ?
— Sur les obligations liées à ton sexe.
Elle dissimula de nouveau son visage sous le voile.
— Rien de très important. Ici, lors de ces cérémonies, les représentantes du sexe féminin sont vouées à l’étreinte commune. C’est-à-dire que chaque invité a le droit de les solliciter et d’en jouir comme il l’entend.
Il s’arrêta, stupéfait.
— Mais, c’est monstrueux !
Elle haussa les épaules :
— Ne viennent ici que des femmes dûment prévenues de cette clause.
— Ce qui veut dire que toi-même…
— Je bénéficie d’un statut un peu spécial. Personne n’exigera que je sacrifie à cette obligation tant que le maître des lieux n’aura pas rendu publiques ses intentions à mon égard.
La vérité lui apparut en face :
— Saint-Germain ! Et donc à chacune de ces bacchanales…
— Il choisit une femme qu’il nomme la Vierge, et de lui seul elle subira les ardeurs. Compte tenu de ma réputation, il est possible qu’il me choisisse.
— Tu parles de cela comme s’il allait t’inviter à danser, remarqua-t-il, acerbe.
— Ce serait le meilleur moyen d’entrer en contact, tu ne trouves pas ? Oh, regarde comme c’est beau !
Ils étaient sortis à l’arrière du château, la lune éclairait maintenant le parc. À leur gauche, ils aperçurent une petite maison qui ressemblait à des communs.
— C’est là que mourut le grand Jean-Jacques, lui expliqua-t-elle.
Devant eux se trouvait un étang. Plusieurs ponts le franchissaient. De l’autre côté, des cascades construites à l’ imitation de la nature produisaient un bruit sourd et hypnotique.
— Allons par là.
Le chemin les conduisit jusqu’à une large digue qui menait à un deuxième étang beaucoup plus considérable que le premier. Là, de nombreux visiteurs, pareillement masqués et costumés, discutaient avec animation. Sénart remarqua de nombreuses femmes. Le chant des cascades couvrait le bruit des conversations mais il put tout de même en surprendre quelques-unes.
Un des hommes masqués, vêtu en Poséidon, vitupérait devant l’assemblée :
— J’ai prouvé moi-même de quelle manière il fallait s’y prendre pour trouver la pierre philosophale et conquérir l’immortalité. Si j’avais pu poursuivre mon expérience, sans nul doute serais-je parvenu à mes fins.
— Votre procédé, cher Duchanteau, manquait un tant soit peu d’élégance, intervint la Sibylle.
Et, devant les autres masques réunis là, elle expliqua :
— Figurez-vous que notre ami a professé la théorie suivante : qu’on le fasse entrer nu dans une chambre, qu’on l’y enferme, qu’on l’y surveille sans lui donner la moindre chose à boire ou à manger pendant quarante jours et il en ressortirait avec la pierre philosophale.
— Et quel était donc ce secret mystérieux ? intervint une femme déguisée en vestale romaine, bien que son apparence n’évoque en aucun cas la chasteté.
Malgré les réticences visibles de l’intéressé, la Sibylle expliqua :
— Selon cet éminent alchimiste, il lui suffirait pendant tout ce temps de n’absorber que son urine et de boire ainsi sans cesse ce qu’il rendait.
— Mon urine est la matière, mon corps est le vase, et la chaleur est le feu, tenta de se justifier l’homme. C’est ainsi que ces trois choses principales se trouvent dans le même sujet, comme il est dit dans les plus secrets principes alchimiques.
La vestale, dédaignant l’exalté, se tourna vers Marie-Adélaïde :
— Et qu’a donné cette expérience ?
— Pas grand-chose. Au bout du vingt-sixième jour, les frères des Amis réunis, loge à laquelle appartient le sieur Duchanteau, décidèrent d’arrêter l’expérience car ils craignaient pour la vie de leur frère et le tirèrent plutôt mort que vif de sa cellule. Il restitua à peu près une demi-tasse d’une substance gluante, rougeâtre et d’une odeur – je vous laisse imaginer – fortement balsamique. On dit qu’elle constituerait une excellente médecine !
Et ils continuèrent leur promenade dans le parc, laissant les masques s’esclaffer.
Plus loin, deux femmes discutaient avec animation. Sénart put entendre une partie de leur conversation :
— Je l’ai lu récemment, te dis-je, c’est un Suisse qui a vendu la recette à la loge des Amis réunis : prends un jeune homme et une jeune fille tous deux vierges, unis-les par le mariage sous une constellation marquée. Ensuite, que leur premier enfant soit mâle et, dès la naissance, fais-le entrer dans un récipient de verre que tu fermeras à chaud. Enfin, tu le mettras au feu pour qu’il devienne le bienheureux sauveur du monde, médecine universelle et pierre philosophale…
— Ils sacrifient des enfants ici ? gronda-t-il à l’intention de sa compagne.
— Ne t’inquiète pas, rit-elle. Elles n’ont pas assez d’argent pour entreprendre un tel procédé. Ce ne sont que songes creux et calembredaines.
Ils franchirent ensuite un pont nommé « pont de la brasserie » et continuèrent à longer l’étang. La foule des masques les suivait, admirant le naturel de ce parc, les dolmens, le « banc des vieillards », sortes de ruines artificielles très bien implantées dans le décor. La lune s’était levée, ajoutant encore à l’étrangeté de l’atmosphère.
Sur un bloc de pierre, une femme était couchée, comme une victime expiatoire. Elle paraissait fort vieille sous son masque et sa tenue de naïade. Un homme, masqué lui aussi et tout de noir vêtu, s’approcha et passa au-dessus d’elle un objet mystérieux, long et contondant, que Sénart ne put identifier. Aussitôt, la femme se mit à trembler de tous ses membres, puis ce furent de véritables convulsions, suivies de cris perçants. Elle se tordait comme sous l’effet d’une force supérieure et prononçait les mots les plus incohérents. Les passants applaudirent l’homme en noir et poursuivirent leur chemin sans plus se soucier du sort de la malheureuse.
— Que fait-il là ? demanda, surpris, le jeune homme.
— Chut, c’est un disciple de Mesmer, à moins d’ailleurs que ce ne soit Mesmer lui-même ou Bergasse, un monarchiste qui bénéficie de la protection de Barère et qui a travaillé avec le maître avant la Révolution. Tu assistes à une expérience de magnétisme animal.
— Mais cette femme ne souffre-t-elle pas ?
— Nul ne le sait, expliqua la jeune femme. Elle-même lorsqu’elle retrouvera son état normal ne s’en souviendra pas. Selon Mesmer, un fluide magnétique subtil emplit tout l’univers, il occupe l’espace entre toutes choses, entre l’homme, la terre, les plantes, les étoiles, les planètes, et que sais-je encore. Si ce fluide se répartit mal dans le corps humain, des maladies peuvent naître. L’homme que tu as vu a emmagasiné une grande quantité de fluide grâce à une baguette métallique et tente de le transmettre à sa patiente, d’où cette crise.
Il maugréa :
— Encore des théories fumeuses et invraisemblables. Qu’est-il advenu de ce Mesmer ?
Il a quitté Paris bien avant la Révolution, sa méthode ayant été jugée dangereuse et immorale par une commission royale. Mais, comme tu le vois, on ne s’embarrasse guère de tels détails !
Sénart se sentait de plus en plus impatient. Il n’avait rien à faire ici. Tous ces gens méritaient de croupir en prison, c’était certain, et se glisser au milieu d’eux pour les abuser le gênait prodigieusement.
— Ne t’impatiente pas, lui glissa-t-elle, nous arrivons.
Ils avaient continué à longer l’étang et se dirigeaient vers une sorte de temple circulaire en ruine. Quelques colonnes élégantes s’élevaient vers le ciel car le toit en avait disparu, à moins qu’il n’ait jamais été construit. Sénart commençait à s’en rendre compte, tout ici, même la sauvagerie de la nature, était artificiel. Une foule s’était rassemblée. Plusieurs flambeaux, tenus par des serviteurs masqués, éclairaient la scène. Sur les marches, il reconnut le marquis. À côté de lui se tenait un homme d’âge mûr, au visage impénétrable, vêtu comme un marabout arabe mais qui portait néanmoins une perruque à la dernière mode. En se rapprochant, il aperçut de nombreux bijoux sur ses vêtements.
Girardin pérorait :
— Je vous l’avais promis, mes chers amis, il est là et ses précieux enseignements vous seront bientôt communiqués. Mais vous le savez, aucune oreille profane ne doit les entendre. Mesdames, vous connaissez la condition de votre présence. Le maître ici présent va choisir sa Vierge : celle qui sera à la fois la reine de ces lieux, sa muse et sa maîtresse. Les autres, vous le savez, s’acquitteront des devoirs de leur sexe auprès de chaque élu de cette assemblée. Alignez-vous maintenant.
Il y eut un petit frisson parmi les femmes de l’assistance. Sénart se rendit compte avec stupéfaction qu’elles obéissaient à cet ordre contre nature sans aucune répugnance. Marie-Adélaïde elle-même les rejoignit après un petit signe de la main à son chevalier servant.
— Ne t’inquiète pas pour moi, je serai de retour dans un instant.
Le dénommé Saint-Germain prit alors la parole :
— Mes chers amis, vous tous réunis ici en ces temps difficiles : vous le sentez tous, alors que, jour après jour, un gouvernement inique massacre vos frères, vos pères, vos femmes, vos sœurs, il y a besoin dans ce monde d’un nouvel ordre. D’une nouvelle foi. Je ne viens pas vous encourager à renouer avec la vieille doctrine catholique qui a fait tant de mal par le passé. L’enseignement du grand Jean-Jacques dont nous honorons ici la mémoire doit nous conduire : Dieu étant dans tout, l’humain ne peut pécher que s’il s’isole de la nature. Toutes les impulsions naturelles sont l’œuvre de Dieu, le devoir est donc de les suivre. La société idéale verra toutes choses mises en commun, y compris ce lien qui est le plus sacré et le plus noble : l’amour. Les amants devront suivre leurs instincts et s’aimer librement. Les femmes qui sont notre bien le plus précieux, l’ornement du genre humain, devront s’offrir à tous. Renoncez à toute religion positive, car il n’y a ni Dieu ni Diable, tous les livres sont inutiles, la loi étant gravée dans le cœur des fidèles. Notre idéal sera atteint lorsque tous les biens seront en commun. Lorsque, tous, nous marcherons nus après avoir recouvré l’innocence du paradis terrestre.
Après avoir entendu ce discours scandaleux, le secrétaire rédacteur, méconnaissable sous son déguisement, assista à un spectacle étonnant. Un laquais s’avança en tenant un flambeau allumé. Il précédait le mystérieux personnage et éclairait successivement chacune des femmes présentes qui le saluait alors avec une profonde révérence. À toutes, il présentait ses hommages d’une voix douce et pénétrante, puis continuait son inspection.
Finalement, il parvint devant Marie-Adélaïde et s’arrêta, manifestement intéressé.
— Mais que vois-je, Nût, déesse de la nuit. Protectrice de ceux qui rêvent. Elle qui recouvre le monde entier de son corps étoilé. Vous êtes vraiment magnifique.
— Je suis la nuit qui protège, maître, mais aussi la nuit qui séduit.
Sénart faillit intervenir : sous les compliments de cet imposteur, elle ronronnait et minaudait comme une chatte.
— Il en sera donc ainsi, ma chère. Vous voici nommée Vierge. Soyez à moi et l’immortalité vous attend pour cette faveur insigne.
— Vous m’en voyez particulièrement honorée, maître. Vous ne serez déçue ni par mes charmes ni par mes talents.
— Je n’en doute pas.
Il lui prit le bras et s’en retourna en sa compagnie vers le temple.
Sénart voulut réagir mais, autour de lui, la scène changeait du tout au tout.
Sur un signal silencieux, les laquais avaient éteint toutes les torches. Aussitôt la bacchanale commença. Une musique joyeuse retentit à quelques dizaines de pieds de lui. Il y eut des rires, des gloussements. Tout bougeait autour de lui. Froissement d’étoffe, bousculade. Dans la quasi-obscurité, il distinguait à peine les corps qui s’entremêlaient, c’était un véritable sabbat. Il fut bousculé à plusieurs reprises jusqu’à tomber à terre.
Tenté de tirer son arme et d’en faire usage, il arracha son masque mais ce fut à ce moment-là qu’une autre silhouette s’affala juste à côté de lui.
— Bonjour, monseigneur. Je t’ai aperçu tout à l’heure, tu m’as semblé beau et avenant. Pas comme certain. C’est de toi dont j’ai envie, sans nul doute.
Il écarquilla les yeux : devant lui une toute jeune fille avait enlevé son masque elle aussi. À la lumière incertaine de la lune, il distinguait son regard rieur, sa chevelure claire.
— Que… que se passe-t-il ?
Elle ne portait qu’une robe arachnéenne et lui renvoya un clin d’œil :
— Mais voyons, c’est le clou de la soirée. Le moment où tous jouissent de la liberté que nous offre notre maître. Ne m’emmènes-tu pas jusqu’à un de ces buissons. Il fait bon ce soir et je me sens prête pour l’amour.
— Pour la débauche, oui ! Relève-toi !
— Si les buissons ne te conviennent pas, je connais d’autres endroits tout à fait douillets non loin. Allons jusqu’à l’autel de la rêverie et je me donnerai à toi. Ou alors, si tu préfères, réfugions-nous dans les grottes préhistoriques et dissimulons nos désirs aux yeux des autres.
— Tu n’es qu’une créature dénaturée ! Je veux retrouver Marie-Adélaïde !
Un voile de tristesse passa sur le visage angélique de la jeune fille.
— Alors, c’est vrai que monseigneur ne veut pas de moi. Mais sais-tu que tu enfreins là une règle absolue ?
Elle prenait un ton menaçant. Si elle appelait les autres, il risquait d’être pris à partie et repéré. Il tira son pistolet de dessous sa cuirasse et le brandit sous son nez.
— Tu vas te taire et m’obéir, sinon je te tue !
Elle se redressa, plus intriguée qu’en colère.
— Tes fantaisies dépassent le sens commun, monseigneur, mais soit, commande et je t’obéirai.
— Le maître, Saint-Germain, où a-t-il emmené la fille qu’il a choisie ?
Elle haussa les épaules :
— Alors, c’est cela, tu refuses de partager. Sais-tu que c’est grand péché. Tu ferais mieux de profiter de moi puisque tu en as le temps. Ne suis-je pas belle et désirable ?
Ce disant, elle dégrafa sa robe et apparut nue à côté de lui. Il resta un instant sans réaction.
Et s’il attendait quelques instants pour poursuivre cette mission ?
Mais non ! Il se morigéna d’avoir ne serait-ce qu’un instant envisagé de se mêler à l’orgie. Cette fille était sans doute une de ces prostituées qui grouillaient dans les lieux mal famés de Paris. Une courtisane d’une certaine classe, s’il en croyait sa manière de s’exprimer. On avait dû la payer cher… ou lui promettre gros. Saint-Germain n’était pas avare de bijoux de pacotille, à moins qu’on ne lui ait promis à elle aussi le secret de la pierre philosophale.
— Lève-toi et conduis-moi jusqu’à elle !
Toujours nue, elle obéit avec une expression fataliste.
— Il faut que j’en passe par tes fantaisies, monseigneur. Suis-moi.
Et, guidée par la jeune fille vêtue uniquement de sa longue chevelure, Sénart marcha quelques instants. Les couples étaient partout et se livraient à la débauche. Parfois à même le sol, parfois sur des bancs de style antique.
À la lumière de l’astre lunaire, il nota avec dégoût que beaucoup de femmes ne possédaient pas la jeunesse de la tentatrice. Quelques hommes interpellaient la jeune courtisane, qui leur renvoyait un encouragement joyeux ou repoussait une invite en riant. Les laquais avaient largement pourvu au confort des débauchés puisqu’ils avaient parsemé l’endroit de coussins, d’étoffes épaisses. De nombreuses bouteilles de vin avaient également été disposées un peu partout et, tout en s’aimant sans aucune licence, les amants du parc buvaient et s’enivraient.
— Et range donc ton pistolet. Personne ne te fera aucun mal ici.
Il se contenta de le dissimuler sous sa cape.
Ils contournèrent un bâtiment qu’il reconnut comme le temple de la philosophie moderne. Derrière, invisible lorsqu’on restait du côté de l’étang, une tente était dressée.
Son guide la désigna avec un air mélancolique :
— Voici l’endroit que tu cherches, monseigneur. J’espère que tu trouveras ce que tu veux, mais prends garde, car le maître n’aime pas qu’on transgresse les règles qu’il a lui-même établies. C’est avec grand regret que je te quitte car tu es un jeune homme courageux et charmant.
Tout de suite, elle fit demi-tour et courut en direction de l’étang. Il la suivit des yeux un instant, troublé malgré lui par cette apparition. Elle était belle et désirable comme une nymphe des bois. Mais il reprit aussitôt son sérieux : des paroles venaient de la tente.
— Ma chère Sibylle, c’est toujours un grand plaisir de vous voir. À ma connaissance, c’est la première fois que vous fréquentez mes jardins. Je ne regrette pas du tout mon choix. Venez, ma chère.
— Comte, je ne suis pas venue ici pour être aimée de vous. De plus pressants desseins me guident.
— Est-il un dessein plus urgent que celui de satisfaire nos sens ? Allons venez ! Ici votre talent aux cartes ne vous sera d’aucune utilité.
La voix masculine se faisait insistante. On bougeait là-dedans. N’essayait-il pas de l’étreindre ?
Sénart reprit son pistolet et écarta la toile qui masquait l’entrée.
Marie-Adélaïde était là. Sa robe bleu nuit avait du mal à résister aux assauts du comte. Quelques lampes à huile éclairaient un intérieur luxueux et notamment un lit à l’antique décoré de roses. Le comte se retourna pour faire face au nouveau venu. Il allait crier quelque chose mais se lut devant le canon du pistolet braqué sur lui.
— Ne dis rien, n’appelle pas ou, au nom du Comité de sûreté générale, je t’explose la cervelle !
L’expression de la Sibylle changea. Il y avait du soulagement dans sa voix :
— Ah ! te voilà citoyen. Sais-tu que tu m’as fait attendre ? Que fabriquais-tu donc ? Peut-être profitais-tu toi aussi d’une de ces belles, ajouta-t-elle d’un ton moqueur.
— J’aurais peut-être dû le faire et laisser notre hôte s’amuser un peu, maugréa-t-il. Toi, l’homme, assieds-toi et ne fais aucun geste suspect si tu veux rester en vie.
Le comte obtempéra. Vu d’aussi près, à la lueur des torches, il paraissait moins impressionnant que pendant la cérémonie.
— Vous… vous représentez le comité. J’ai toujours été un bon citoyen et…
— C’est ce que nous verrons. Dis ton nom et ton âge.
— Je suis le comte de Saint-Germain, quant à mon âge, tout dépend si vous comptez mes vies antérieures ou non…
Sénart rapprocha encore son arme.
— Je ne suis pas aussi crédule que ces gens-là ! Dis ton nom, ton vrai nom !
L’autre réfléchit un instant, comme s’il évaluait ses chances de s’en tirer par un coup de force.
— Et n’essaye pas de t’échapper, car je le jure, au nom de l’Être suprême, je t’abats dans l’instant !
Le visage de l’autre se défit tout d’un coup. Il tremblait de peur désormais.
— D’accord, je vais tout vous dire. Je m’appelle Eugène Svendenborg, je suis suédois et chimiste moi aussi. Le comte m’a engagé lorsqu’il occupait le château du landgrave Charles de Hesse en Allemagne. Il m’a confié la plupart de ses secrets. Voyez-vous je devais être son successeur. Hériter de son nom et de sa réputation.
— Alors, ainsi, le comte n’est pas immortel ? railla Sénart.
L’homme enleva sa perruque, il était presque chauve.
— Ses recherches étaient sur le point d’aboutir. Je les poursuis depuis dix ans qu’il a rejoint l’Orient éternel. Je vous assure, il est encore là, parmi nous.
— Allons n’essaye pas de me tromper de nouveau.
— Je ne crois pas que cet homme tente de te tromper, intervint Marie-Adélaïde. Il est seulement témoin d’un étrange phénomène. Est-ce que je me trompe, Eugène Svendenborg ?
— Quel phénomène ? lança le secrétaire rédacteur intrigué malgré lui.
— Petit à petit, notre ami suédois, se sent envahi par d’étranges pensées. Souvent, il accomplit des actions auxquelles jamais il n’aurait pensé avant. Souvent, il se lève dans son sommeil et se réveille au moment d’accomplir quelque tâche mystérieuse. Ai-je raison, Eugène ?
— Oui, Sibylle, vous avez raison. C’est exactement cela. L’âme du comte est en train de revivre en moi. Il m’avait prévenu avant de mourir mais c’est effrayant. Parfois, je voudrais ne jamais l’avoir connu.
— Mais vous ne le pouvez car le pouvoir qu’il vous donne vous permet d’assouvir vos passions les plus folles. N’est-ce pas ?
Il baissa les yeux.
— Oui, en quelque sorte, mais je n’ai rien fait de mal. Il n’y a rien ici de contraire à la loi.
— C’est ce que vous raconterez à Fouquier-Tinville et au Tribunal révolutionnaire, gronda Sénart excédé. Maintenant, parlez, que savez-vous des loges noires ?
— Les loges noires ?
Une expression de stupéfaction mêlée à la peur la plus extrême se lut sur son visage.
Au même moment, il se fit un grand tumulte. Une explosion, une fusillade, des sonneries de trompettes. Tout s’effondrait autour d’eux.
— Au nom de la Nation, rendez-vous !
— Que se passe-t-il ?
Le faux Saint-Germain venait de se jeter sous une des tables chargées de fruits, de sucreries et de bouteilles de vin qui meublaient la tente.
Son arme à la main, Sénart se débarrassa de tout ce que son déguisement avait d’encombrant – chapeau, perruque, cape, cuirasse – et se précipita à l’extérieur de l’abri. Le plus grand désordre régnait dans le parc d’Ermenonville. Partout, on courait, on s’interpellait. On tirait en l’air, on menaçait.
— Au nom de la République, arrêtez-vous !
Il vit passer le long de l’étang un petit groupe mené par un officier vêtu de bleu et coiffé d’un grand bicorne. Ils portaient des lanternes et cherchaient les invités de la fête, hommes et femmes à moitié nus qui s’égaillaient à travers les allées.
La garde nationale ! Qui l’avait donc alertée ?
Un peu plus bas, vers les grottes préhistoriques, il vit une dizaine de silhouettes nues courir en direction d’un hypothétique abri.
— Au nom de la République, halte !
L’officier tira en l’air. Il y eut encore deux autres sommations puis enfin le peloton tira sur les fuyards. Plusieurs silhouettes s’écroulèrent, encore qu’à cette distance et à la seule lueur de la lune on ne distinguât pas bien.
— Rechargez !
Sénart prit une profonde inspiration. Il rentra dans la tente où il surprit son prisonnier en train de se glisser sous un des pans de la toile et l’attrapa par le col.
— Viens un peu ici, toi.
Puis il fit signe à Marie-Adélaïde, qui sirotait tranquillement un verre de muscat, de la suivre.
— Lieutenant !
C’est avec cet étrange équipage qu’il s’en alla à la rencontre de la garde nationale.
— Halte, baissez votre arme, qui êtes-vous ?
— Je suis Gabriel-Jérôme Sénart, secrétaire rédacteur au service du Comité de sûreté générale. J’ai été mandaté par le citoyen Vadier pour infiltrer ce groupe de contre-révolutionnaires. Vous n’arrivez pas au bon moment.
L’homme incrédule baissa son sabre et, à la lueur des torches, lut les documents que lui tendait le nouveau venu.
— Le Comité de sûreté générale. Oh, alors vous devez connaître ces deux-là.
Il se retourna et désigna deux silhouettes qui attendaient en retrait, derrière les soldats. Évidemment, il les reconnut tout de suite.
— Lepoulet, Duglas ! Je vous avais dit de m’attendre au village ! Pourquoi avez-vous désobéi ?
Le sinistre Duglas fit un pas en avant.
— Il se passait là des choses innommables. Les villageois nous ont raconté. Orgies, sabbats, diableries… Ce sont tous des tyrans, des despotes et des adversaires de la Raison. Nous n’allions tout de même pas les laisser faire ?
— D’autant que nous avons craint pour ta vie, citoyen, ajouta Lepoulet. Il paraît qu’on pratique les sacrifices humains ici et même l’anthrapa…
— L’anthropophagie, compléta Duglas. Vadier n’aurait pas apprécié que son favori fût dévoré par des ennemis de la Révolution !
Sénart eut un geste d’impatience. Il ne tirerait rien de ces deux-là. Et puis sa mission était accomplie, il avait capturé l’homme qu’il recherchait. Restait néanmoins cette impression de gâchis.
Les gardes emmenèrent les prisonniers : pauvres hères, tous à peu près nus, tremblants, la poudre recouvrant encore à moitié leur visage, leurs perruques défaites ajoutaient à leur lamentable aspect.
— Ces individus seront conduits devant le tribunal révolutionnaire, commenta le lieutenant. Grâce à toi, citoyen, la prise a été bonne. Le Comité de salut public sera content.
Et puis ce furent les cadavres des malheureux tués par la mitraille. Pauvres corps entassés sur une charrette qu’il distingua à la lueur tremblotante des torches. Il reconnut la fille qui l’avait guidée jusqu’à la tente. Sa souplesse et sa rapidité ne lui avaient pas permis d’éviter la balle qui lui avait fracassé la moitié du crâne.
Sénart secoua la tête et rencontra le regard impénétrable de Marie-Adélaïde qui le scrutait. Il n’avait qu’une envie : se trouver loin d’ici.
— Vous deux, rendez-vous utiles ! lança-t-il aux porteurs d’ordres. Allez chercher la voiture : nous rentrons à Paris !
Ils roulaient en direction de Paris. Marie-Adélaïde, silencieuse depuis l’attaque du parc par les nationaux, Svendenborg, apeuré, plus mort que vif, et Sénart qui se demandait bien comment continuer l’enquête.
Ils avaient parcouru une lieue à travers la nuit quand il se décida à parler :
— Écoute-moi bien, Svendenborg. Je pourrais dès ce soir te faire traîner en prison et t’envoyer devant le Tribunal révolutionnaire. Tu sais ce qu’il adviendra alors lorsque le citoyen Fouquier-Tinville prononcera ton acte d’accusation ?
S’il vous plaît, non, pleurnicha le faux comte. Je ferai tout ce que vous me direz. Si vous le souhaitez, je vous montrerai comment changer du plomb en…
— Assez de ces sottises ! Je sais que tu appartiens à une loge maçonnique.
L’autre se redressa :
— Des loges maçonniques ? Mais oui, j’en connais beaucoup, des dizaines, de toutes sortes. Si vous voulez des renseignements, je vous les donnerai, citoyen. Tout de suite. Vous voulez être initié, vous voulez savoir comment devenir maître, chevalier du saint-sépulcre, vous voulez connaître le secret perdu des templiers ? vous voulez savoir où se cache la descendance de Jésus qui est un secret que l’Église catholique, maudite soit-elle (il cracha à trois reprises par la fenêtre), garde jalousement depuis des siècles ? Vous voulez…
— Je veux savoir qui sont les frères de l’ombre.
À ces mots, le Suédois changea d’expression.
— Les frères de l’ombre, mais… je ne les connais pas, ceux-là.
Sénart se pencha vers lui et le prit par le col :
— Tu mens. Je sais que tu t’es vanté de les connaître. Peut-être même que tu fais partie de leur criminelle organisation. Parle !
— Je ne peux pas, pleurnicha-t-il. Ce sont des fous. Des déments. Et ils possèdent un pouvoir qui dépasse l’imagination. Oubliez qu’ils existent, ne les cherchez pas. Ce sera le conseil que je vous donnerai et vous seriez bien avisé de le suivre.
— Ils ont donc plus de pouvoir que le légendaire Saint-Germain ? ironisa-t-il.
— Bien plus en vérité, continua l’homme. Saint-Germain à sa manière était un homme sage. Il ne faisait de mal à personne. Tout au plus profitait-il des richesses des puissants, mais jamais il ne se livra à des actes répréhensibles. Je ne l’aurais pas suivi, sinon. Sa magie consistait à chercher l’immortalité et il y est parvenu puisque moi-même je suis son successeur, comme lui fut le successeur d’un autre et ainsi depuis la nuit des temps. Mais eux… Au nom de Dieu et de tous les saints… J’ai entendu parler d’eux et j’ai voulu les connaître. Je me croyais au-dessus d’eux, fou que j’étais ! J’étais persuadé que mes pouvoirs me mettraient à l’abri de leur puissance, mais je ne savais pas à l’époque. Avide de richesses, pensant que, comme les autres, je parviendrais à les tromper, je me suis présenté à eux. J’ai subi leur maudite initiation. Non, ne m’en demandez pas plus ! Je ne puis rien dire en vérité, car s’ils apprennent quoi que ce soit à ce sujet, et ils l’apprendront, il n’y a aucun doute là-dessus, je figurerai sur leur liste de sang.
Le jeune homme lança un regard interrogateur à Marie-Adélaïde qui répondit avec détachement :
— La liste de sang est une liste de noms dont je t’ai parlé, que le membre d’une Loge Noire se voit remettre lors de son admission. Il doit les tuer les uns après les autres. Lorsque l’on figure sur une telle liste, la Loge Noire n’a de cesse de vous envoyer toujours plus d’assassins pour vous éliminer. En dernier recours, elle peut faire appel à son démon.
Sénart hocha la tête : voilà qui devenait de plus en plus intéressant. Svendenborg était un escroc comme on en voyait beaucoup à Paris, mais sa peur ne semblait pas feinte. Le filou, l’affabulateur, avait rencontré plus habile que lui.
— Tu dis que tu as été initié, mais en quoi consiste cette initiation ?
Le Suédois secoua la tête.
— N’essayez pas d’en savoir plus. Ce serait de la folie. Lorsque je suis entré, ils m’ont donné une liste à moi aussi. Pour être admis, il me fallait tuer un homme.
Le secrétaire rédacteur fronça les sourcils :
— Et tu l’as fait ?
Svendenborg fit un signe mystérieux, comme pour conjurer quelque mauvais sort.
— Ce ne fut pas difficile, l’homme en question était un aristocrate, un immigré qui, revenu en France sous un faux nom, trafiquait avec les Anglais. Il m’a suffi de le dénoncer et votre Tribunal révolutionnaire a fait le reste. À l’époque, je ne pensais pas à mal. Après tout, un proscrit de plus ou de moins qu’est-ce que cela pouvait bien changer ? Et puis, ils m’ont donné de l’or, beaucoup d’or. Mais il y a eu d’autres hommes à tuer. Toujours plus. Parfois c’était aussi facile mais parfois non. Une des victimes était un proche du Comité. Comment aurais-je pu le tuer, moi, simple alchimiste. Alors, ils m’ont donné un avertissement : pour cette fois, ils m’aideraient. Ils enverraient leur démon faire le travail à ma place, mais la prochaine fois si je n’exécutais pas moi-même la sentence, je prendrais la place de la victime. Et c’est alors que j’ai assisté à son assassinat. Une abomination. Son corps a été jeté à la Seine sous mes yeux, et j’ai vu le démon. Il existe, soyez-en sûr. Il broie les os, comme un enfant s’amuse à casser ses jouets. Il est immortel, il ne sent pas la douleur. Nulle arme ne peut le tuer. J’ai vu une balle de pistolet s’écraser sur sa poitrine. Il a continué comme si de rien n’était et a arraché la tête de sa victime telle une vulgaire poupée de chiffon. Citoyen, si tu veux vivre, éloigne-toi d’eux. Depuis, je vis dans la hantise de les revoir. Je sais qu’un jour ils reviendront et me demanderont leur dû. Vous voyez, Girardin m’a proposé cet abri à Ermenonville. Lorsque je vous ai vu tout d’abord, j’ai cru que vous étiez l’un de leurs envoyés. Je vous en prie, laissez-moi partir !
Sénart réfléchit un instant à ces propos : la Loge Noire savait impressionner ses victimes, cela était certain. Ses membres employaient sans doute des méthodes similaires à celles qui étaient utilisées par la loge souterraine, mais plus perverses, plus sanglantes. Rien de tel pour impressionner des esprits faibles comme celui de ce pauvre charlatan.
— Svendenborg, conclut-il. Tu as le choix entre deux possibilités. Soit je t’arrête et tu es traduit devant le Tribunal révolutionnaire. Tu sais ce qui t’attend dans ce cas-là ?
L’autre se contenta de hocher la tête d’un air morne.
— L’autre possibilité sous-entend que tu travailles pour nous.
Dans la petite voiture, agité par les cahots de la route, le faux Saint-Germain se jeta aux pieds de l’officier :
— Dites-moi et je ferai tout ce que vous demanderez. Pitié, seigneur officier. J’ai toujours profondément admiré la Révolution. Vive Robespierre ! Vive la Convention !
— Tu retourneras les voir. Tu leur parleras d’une de tes connaissances. D’un homme fort riche et estimable qui souhaiterait rejoindre leurs rangs.
Un instant le visage de Svendenborg fut pris d’une pâleur mortelle. Il ouvrit la bouche, puis la referma. Une expression rusée avait remplacé la terreur qu’on lisait sur sa figure.
— Vous voulez dire que vous risqueriez votre vie pour…
Sénart eut un geste impatient :
— Tu ne m’intéresses pas, Svendenborg, tu n’es qu’un simple filou de bas étage, un escroc, un moins-que-rien. Je t’écraserais volontiers comme l’insecte parasite que tu es mais tu peux éventuellement m’être utile. Obtiens-moi une entrevue avec l’un de leurs dirigeants. Mieux, fais-moi rejoindre leur ordre et tu auras la vie sauve.
Nouveau coup d’œil par en dessous :
— Et s’il me prenait la fantaisie de disparaître ?
Sénart se rapprocha de lui. Il le prit par le col et le tira vers lui jusqu’à ce que leurs visages se touchent presque.
— Tu n’irais pas loin. Je donnerais ton signalement à toutes les portes de Paris. Personne ne te viendrait en aide, à part moi. Si je meurs, on te pourchassera, même s’il faut pour cela retourner toute la capitale. Ta tête finira au bout d’une pique et ce sera encore une mort trop douce pour un scélérat tel que toi. Est-ce bien compris ?
L’autre roulait de grands yeux effarés. Il finit par approuver du menton. Sénart relâcha son étreinte.
— Sois-moi fidèle et tu auras une chance de vivre. Si je parviens à m’introduire dans cette organisation criminelle, je pourrai la réduire, alors tu n’auras plus rien à craindre d’eux. Ta vie contre ton aide. Voilà mon offre et je te suggère de l’accepter.
L’homme sembla peser le pour et le contre. Puis brusquement, sa figure s’épanouit en un sourire de mauvais augure.
— D’accord, citoyen. Vous les rencontrerez, je vous en donne ma parole. Il me suffit d’un peu de temps. Oh, pas grand-chose. Une journée, deux peut-être, et ils prendront contact avec vous, j’en suis persuadé. Mais quel nom devrai-je donner ?
Il allait répondre, mais Marie-Adélaïde fut plus rapide :
— Dis-leur simplement qu’un gentilhomme aux belles manières très influent à Paris souhaite les rejoindre. Pour l’instant, ils n’ont rien à savoir de plus.
Svendenborg s’inclina :
— Il en sera ainsi, monseigneur, c’est un grand plaisir de traiter avec un homme d’honneur tel que vous.
Il se pencha par la fenêtre.
— Hum, nous approchons du faubourg Saint-Martin. Il est temps que je vous laisse. À très bientôt, monseigneur. Madame, je n’ai que le regret de ne pas vous avoir connue un peu plus longtemps.
— Hé ! Où vas-tu ?
L’homme s’apprêtait à partir et posait déjà la main sur la poignée de la porte. Sénart se précipita pour l’en empêcher mais l’autre fit un geste. Le jeune homme ne vit pas ce dont il s’agissait. D’ailleurs, il n’en eut pas le temps. Une explosion l’aveugla un bref instant pendant qu’une odeur pestilentielle de soufre se répandait dans la voiture. La fumée l’empêchait de respirer, néanmoins, il se précipita à l’extérieur.
Rien. La rue était vide, pas même un bruit de pas. À peu de distance, on apercevait le poste de garde de la porte Saint-Martin, absolument paisible.
— Co… comment a-t-il fait ? s’exclama-t-il. Ce n’est pas possible, cet homme est un magicien !
À ces mots, Marie-Adélaïde se mit à rire :
— Tu es tellement naïf, citoyen. Il a utilisé contre toi un truc vieux comme le monde. Tu n’es jamais allé au théâtre, peut-être ? Un petit feu d’artifice et wouf ! Le diable disparaît. Et toi, tu te fais avoir. Tu es tellement mignon…
Sénart se rassit dans la voiture, horriblement vexé. Il n’en savait d’ailleurs pas la principale raison. La fuite du faux Saint-Germain ou l’attendrissement de sa prisonnière.